La liste de personnes qui va suivre est loin d'être complète, je me suis seulement borné à présenter les plus célèbres.
AGRIPPA VON NETTESHEIM HEINRICH CORNELIUS (1486-1535)
L’humaniste Henri Corneille, en fait Heinrich Cornelius Agrippa, est né à Cologne (Colonia Agrippina, d’où son nom d’Agrippa). Son ouvrage De occulta philosophia (La Philosophie occulte , Cologne, 1531-1533), non moins souvent réédité et traduit que la palinodie qu’il en publia dès 1530 De incertitudine et vanitate scientiarum declamatio invectiva (Paradoxe sur l’incertitude, la vanité et l’abus des sciences ), a été une des sources de l’occultisme, dont Éliphas Lévi, inventeur du mot, fut un des principaux vulgarisateurs.
Ce personnage, dont la vie aventureuse prêta très tôt à la légende, nous est connu surtout par une correspondance, dont il n’existe pas encore d’édition critique (ses lettres sont rarement datées, et adressées à ou envoyées par des correspondants non identifiés). Agrippa, qui se présente comme jurisconsulte, eques auratus , médecin, astrologue, théologien, parcourt l’Europe au service de grands personnages tels que l’empereur Maximilien, Marguerite d’Autriche, Louise de Savoie. Il fréquente aussi Symphorien Champier, qui fut pendant un temps médecin à Pavie, le converti Augustinus Ricius, élève d’Abraham Zacuto, qui, astronome et kabbaliste, publia en Italie De motu octavae spherae (Du mouvement de la huitième sphère , 1513) - qu’une autre connaissance d’Agrippa, le lecteur au Collège trilingue, Oronce Fine, lui-même occupé d’astrologie et d’alchimie, rééditera -, le peintre Jean Perréal, qui est l’auteur du poème alchimique La Complainte de Nature . Devenu expert dans l’art de Lulle avec les frères Canter, il se recommande de Jean Trithème, auteur de la Steganographia , qui a hérité de son maître, le mystérieux Libanius Gallus - originaire de Saint-Quentin comme le détracteur de Trithème, Charles de Bouelles -, la bibliothèque magique de l’ermite de Majorque, Pelagius, dont Jean Pic de la Mirandole parle dans son De rerum praenotione (De la prénotion de choses , 1506). Il étudie l’exégèse avec Jean Colet; il correspond avec Érasme; il intervient dans les débats de la Pré-Réforme en faveur de Jean Reuchlin, de Jacques Lefèvre d’Étaples; il défend une sorcière - comme le fera son élève Jean Wier dans un De praestigiis daemonum (De l’imposture et tromperie des diables , 1564) - et s’attire la colère des inquisiteurs.
Les deux œuvres majeures d’Agrippa ont fait et font encore problème. Agrippa est à la fois le type du mage - qui a pillé les auteurs anciens et modernes, notamment l’œuvre de Louis Lazzarel, celle de Pic de la Mirandole, celle de Jean Reuchlin, celle du converti Paul Rici, ainsi que le De harmonia mundi (L’Harmonie du monde ) de François Georges de Venise - et un représentant de la pensée sceptique étudiée par R. H. Popkin, qui a préfacé la réédition, en 1970, des Opera omnia . La publication de la première édition du De occulta philosophia par K. A. Nowotny (1967), avec les travaux de Paola Zambelli tant sur Agrippa que sur tout le contexte magique, a commencé à éclairer cette figure caractéristique d’une Renaissance qui n’est plus coupée du Moyen Âge.
GUAÏTA STANISLAS DE (1861-1897)
Né en Lorraine, ami de Maurice Barrès qu’il fit adhérer au martinisme, curieux de sciences secrètes et d’alchimie mais intoxiqué par les stupéfiants, Stanislas de Guaïta mourut prématurément. Initié à l’ésotérisme chrétien par Éliphas Lévi, et aux grands mystères en général par Fabre d’Olivet, il exaltait la «tradition chrétienne» et prôna une synarchie qui devait marquer l’avènement d’un spiritualisme aboutissant au royaume de Dieu.
C’est dans cet esprit qu’il fonda en 1889 l’ordre kabbalistique de la Rose-Croix, dont firent aussitôt partie Papus et Peladan. Celui-ci s’en sépara pour fonder un autre ordre (la Rose-Croix catholique); et, en 1893, l’ordre de Guaïta fut attaqué par Huysmans, qui l’accusa d’envoûter à distance l’abbé lyonnais Boullan. Des duels s’ensuivirent; Huysmans et Jules Bois s’opposèrent à Papus et à Guaïta. Stanislas est alors «ce jeune poète dans le goût baudelairien et à qui Mendès venait de révéler Éliphas Lévi», écrit Alain Mercier dans Les Sources ésotériques et occultes de la poésie symboliste, 1870-1914 (1969). Mais Mercier ajoute que Guaïta poète (Les Oiseaux de passage , 1881; La Muse noire , 1883; Rosa mystica , 1885) «par son classicisme de forme et d’écriture, est plus proche des parnassiens que des symbolistes», si bien qu’il y eut en lui deux êtres distincts: «l’hermétiste aristocrate et généreux d’une part, le poète tourmenté et inquiet d’artifices d’autre part».
Guaïta a laissé un nom, finalement, dans l’histoire des idées au sens large (Le Temple de Satan , 1891; Essais de science maudite , 1890-1897) plus que dans l’histoire littéraire.
LÉVI ALPHONSE LOUIS CONSTANT dit ÉLIPHAS (1810-1875)
Fils d’un cordonnier parisien, Alphonse-Louis Constant entra au séminaire de Saint-Sulpice à Paris, qu’il quitta en 1836 après avoir été ordonné diacre. Les idées utopistes et humanitaires du temps l’absorbent alors tout entier: il se lie d’amitié en 1838 avec la socialiste Flora Tristan; collabore avec Alphonse Esquiros à une revue qui révèle au public ses dons de dessinateur. Songeant encore parfois à accéder à la prêtrise, il y renonce définitivement à la suite d’un séjour, en 1839-1840, à l’abbaye de Solesmes où il a lu les gnostiques et Mme Guyon. Surveillant au collège de Juilly, où ses supérieurs le maltraitent, il compose, au grand scandale du clergé et des bien-pensants, La Bible de la liberté (1841), qui lui vaut d’être condamné la même année comme révolutionnaire et disciple de La Mennais (la prison dans laquelle il purge sa peine huit mois durant abrite aussi celui-ci); il y lit Swedenborg. En 1843, il illustre des livres d’Alexandre Dumas et raconte, dans La Mère de Dieu , les misères de sa jeunesse. Mais c’est dans Le Livre des larmes (1845) qu’il développe pour la première fois des notions ésotérisantes. On le condamne encore à six mois de prison pour La Voix de la famine (1847), dont il ne fut pourtant pas le véritable auteur; puis, la révolution de 1848 lui donnant plus de liberté, il commence à diriger une revue et un club.
En 1851, il collabore au Dictionnaire de littérature chrétienne de l’abbé Migne, et rencontre sans doute Hoëné Wronski, dont l’œuvre fait sur lui une impression durable et l’oriente vers le messianisme napoléonien et la pensée mathématique. Il prend alors le nom d’Eliphas Lévi, se rend à Londres en 1854, y rencontre sir E. Bulwer-Lytton, évoque avec lui des esprits, dont celui d’Apollonius de Tyane, qui leur serait apparu tangiblement. Revenu en France, il achève son ouvrage intitulé Dogme et rituel de haute-magie qui paraît de 1854 à 1856, sous la signature d’E. Lévi. Alors commence le succès, mais non la fortune. En 1859, l’Histoire de la magie le consacre en attirant à lui la plupart des ésotérisants français (notamment Henri Delaage, Paul Auguez, Jean-Marie Ragon, Desbarolles, Henri Favre, Pierre Christian, Fernand Rozier, qui sera le jalon historique entre E. Lévi et Papus). E. Lévi publie en 1861 La Clef des grands mystères ; il retourne à Londres passer quelques mois auprès de Bulwer-Lytton. La maçonnerie du Grand-Orient l’admet dans son sein, mais le zèle du mage, qui prétend dèjà tout savoir sur elle, ne dure guère. Sa correspondance de neuf années avec le baron italien Nicolas Joseph Spedalieri nous livre de précieuses indications sur son évolution. Il publie Fables et symboles (1862), ouvrage consacré au symbolisme de Pythagore, des Évangiles apocryphes et du Talmud, et La Science des esprits (1865), très critiquée à l’époque. Il travaille en même temps à un ouvrage superbe, mais d’une valeur historique contestable, Le Livre des splendeurs , qui traite surtout de la Kabbale du Zohar et qui ne paraîtra qu’après sa mort. Judith Gautier, fille de Théophile et épouse de Catulle-Mendès, se met à son école, tandis que son mari lui fait rencontrer Victor Hugo et le met peut-être en rapport avec Stanislas de Guaïta, qui plus tard lira les œuvres du «mage» et se fera le propagateur infatigable et autorisé de sa doctrine.
Par sa seule période «révolutionnaire», Eliphas Lévi serait passé à la postérité, même si sa vie s’était arrêtée en 1848. Mais sa célébrité tient surtout à la seconde période de son existence, celle qui va de 1854 à 1875. Lévi a d’abord le mérite d’avoir rappelé, et pratiquement codifié pour quelque temps, la vision théosophique du monde, c’est-à-dire une métaphysique fondée sur la doctrine analogique des correspondances, au sens baudelairien (1857) et traditionnel du terme. Par ce retour à la théosophie de toujours, il a contribué à spiritualiser l’ésotérisme de son temps, à répandre une Weltanschauung pour laquelle matière et esprit ne sont qu’une seule réalité. Son œuvre apparaît à cet égard aussi comme étant une réaction contre le spiritisme montant: les anges, les esprits intermédiaires, les émanations divines importent plus à Lévi que les évocations des morts, pratique impliquant une opposition entre l’en-deçà et l’au-delà, c’est-à-dire une conception dualiste. On peut donc le regarder comme un des rares «philosophes de la nature» en France, en un temps où l’Allemagne en comptait beaucoup. Son amitié et sa collaboration avec Louis Lucas, qui était un compagnon de Wronski et tentait d’introduire en France le principe de polarité, apparaissent significatives à cet égard: Lévi désirait, lui aussi, réconcilier les sciences occultes et les sciences traditionnelles d’une manière non réductrice, mais synthétique, englobante et créatrice. Il y a chez lui une pensée dialectique très ferme qui n’est ni celle de Hegel, ni — malgré sa «philosophie de la nature» — celle des présocratiques; il se montre, au contraire, expert en maïeutique et dans l’art de rapprocher les contraires. Son esprit est plus mathématique qu’on ne l’a cru, mais selon une logique «ouverte» qui n’est pas incompatible avec celle du symbole.
Pourtant Lévi n’échappe pas tout à fait à l’emprise du dualisme ambiant. Bien qu’il enseigne à ses disciples de se garder des voies opératives de la magie, il les suit lui-même car son tempérament, un peu comme celui de son contemporain Joseph Ennemoser en Allemagne, le porte plus vers l’expérimentation que vers l’approfondissement de l’herméneutique théosophique: chez lui, la cosmologie et ses applications dominent souvent au détriment de la cosmogonie et de l’eschatologie (encore que ce goût «expérimental» soit peut-être une simple concession à l’esprit du temps; Lévi fut bien moins empiriste, en effet, que la plupart de ses contemporains, magnétiseurs et autres). Il reproche à Louis-Claude de Saint-Martin d’avoir un peu trop de penchant «pour le mysticisme passif qui contemple le Verbe au lieu d’entrer dans la vie active du Verbe qui est la virilité de l’âme»; mais cette opposition à la pensée saint-martinienne reste fluctuante. C’est lui qui a inventé le mot «occultisme», terme qui désigne l’aspect pratique, non la pensée, de l’ésotérisme, ainsi référé aux preuves tangibles de l’au-delà, aux pouvoirs, aux manifestations visibles de l’invisible. A l’époque symboliste, Papus et Chamuel publièrent le monumental Grand Arcane de Lévi, qui, dans cet ouvrage, se révèle vraiment le père de l’occultisme moderne. Peut-être Papus a-t-il lui-même «arrangé» le texte dans ce sens, développant le côté empiriste en l’amplifiant, car il semble que Lévi n’ait jamais, de son vivant, traité des «sciences occultes» dans l’acception papusienne du terme. Cependant, le fait que Lévi ait pratiquement commencé sa carrière de magiste lors de sa rencontre avec Bulwer-Lytton, auteur de romans fantastiques, et qu’il ait été contemporain de la naissance du spiritisme et de la littérature fantastique au sens précis du terme explique en partie pourquoi, jusqu’à l’époque présente, l’ésotérisme comme pensée ait été supplanté par l’insolite, les histoires de fantômes et le goût de l’étrange.
L’œuvre de Lévi représente un vrai trésor d’images dans lequel les auteurs de la période symboliste, puis les surréalistes, ont puisé abondamment.
PARACELSE
Le médecin suisse Paracelse (de son vrai nom, Theophrast Bombast von Hohenheim) joue un rôle considérable dans l’histoire de la médecine, de la philosophie, des religions, entre le Moyen Âge et l’époque moderne. Il incarne les contradictions, les invraisemblances, les intuitions géniales de la Renaissance. S’il ouvre des voies nouvelles à la science, il est également alchimiste et théologien. Penseur qui réfléchit sur son art, il est, selon les mots de Giordano Bruno, «le premier qui ait de nouveau considéré la médecine comme une philosophie». Considérée généralement comme synthèse médicale, l’œuvre paracelsienne mérite tout autant d’être tenue pour une synthèse philosophique.
Le médecin vagabond
Né à Einsiedeln près de Zurich, Paracelse est mort à quarante-huit ans, à Salzbourg, où se trouve son tombeau (dans l’église Saint-Sébastien). Si plusieurs points de détail le concernant sont encore discutés (l’obtention du doctorat à Ferrare, par exemple), si certaines légendes restent encore tenaces (voyages en Orient, séjour en Égypte), sa vie commence à être mieux connue. Vie d’études, d’errance, d’exil, comparable à celle de beaucoup d’hommes du XVIe siècle: Albrecht Dürer, Nicolas Copernic, Giordano Bruno.
Paracelse appartient à une vieille famille noble de Souabe, les Bombast von Hohenheim. Son père, médecin et professeur à l’école des mines de Villach, lui donna le prénom de Theophrast en souvenir du botaniste Théophraste d’Erésos (372?-287 av. J.-C.). C’est par admiration pour le célèbre médecin du siècle d’Auguste, Celse, qu’il s’attribua, selon un usage fréquent de son temps, le surnom de Para-Celse.
Sa vie se divise en trois grandes périodes, la deuxième étant marquée par son professorat à Bâle (1527-1528): enfance et scolarité à Einsiedeln et en Carinthie; premier cycle de voyages et d’études à travers l’Europe et premier établissement à Salzbourg en 1524-1525; de 1525 à 1527, deuxième cycle de voyages en Souabe, en Alsace, à Strasbourg qui l’héberge en 1526.
À Bâle où il est appelé sur l’initiative d’Œcolampade (Johannes Hausschein) et de l’éditeur d’Érasme, Jean Froben, il provoque le scandale: il donne ses cours en allemand, il brûle publiquement les ouvrages de Galien et d’Avicenne.
Sa mort, survenue dans des circonstances obscures, interrompt un troisième cycle de voyages, d’abord en Suisse et en Alsace, en Franconie et en Bavière, en Autriche et au Tyrol, en Bohême et en Saxe.
Le rôle joué par Paracelse dans les mouvements religieux et sociaux qui agitaient l’Allemagne d’alors, bien que mal connu, paraît important. Les contacts qu’il entretint avec les cercles évangéliques et anabaptistes sont bien assurés. Il est difficile de savoir s’il participa aux mouvements paysans.
Une œuvre encyclopédique
Grâce à Karl Sudhoff et à Kurt Goldammer, on dispose au sujet de Paracelse d’un outillage bibliographique relativement précis. La publication des œuvres est loin d’être achevée. Une part manuscrite importante a été identifiée par Sudhoff en 1899, tout récemment par Karl Heinz Weimann.
L’œuvre du médecin suisse est une véritable somme (son édition complète en est déjà au quinzième volume). Dans sa majeure partie, elle n’a pas été publiée du vivant de l’auteur. L’opposition des médecins aux thèses de leur confrère était trop forte. Ce n’est qu’après la paix d’Augsbourg (1555) qu’une véritable école de paracelsistes s’attaqua à la recherche et à la publication des manuscrits. Un médecin établi en Silésie, Johannes Huser, réalisa à Bâle de 1589 à 1591 la première édition complète.
On distinguera dans cette œuvre deux grandes parties: les écrits religieux, les écrits médicaux. Ceux-ci sont tout d’abord des traités pratiques dont les principaux concernent les bases chimiques de la médecine, la syphilis, l’épilepsie, la maladie des mineurs, les maladies de l’imagination, la peste, les cures thermales, la chirurgie, les maladies dues au tartre. Les écrits théoriques se divisent en trois groupes: écrits de justification; écrits sur les fondements philosophiques de la médecine: le Paragranum ; et sur l’étiologie: le Paramirum ; et surtout, la grande Astronomia magna , ou Philosophia sagax , volume de plus de cinq cents pages, où Paracelse essaie d’ordonner en une noble synthèse les thèmes fondamentaux de son système médico-philosophique.
La bibliographie paracelsienne est inépuisable (1 180 titres parus entre 1932 et 1960). Des sociétés et des revues, en particulier les Nova Acta paracelsica , publiés par la Schweizerische Paracelsus-Gesellschaft, dont le siège est à Einsiedeln, se sont donnés pour but de tenir le public et le spécialiste au courant des travaux et des découvertes. Paracelse a été peu traduit en français.
Né la même année que Rabelais, médecin lui-même, Paracelse compte avec celui-ci parmi les plus grands écrivains de la première moitié du XVIe siècle. Il écrit une langue tortueuse et lourde, un dialecte alémanique. Mais, incomparable dans l’invective, appréciant aussi bien la parabole savante que l’image vulgaire, il sait ouvrir son style à tous les souffles linguistiques.
Paracelse a été un des auteurs les plus discutés. Charlatan ou érudit profond? La question n’a plus beaucoup de sens. Comme Albert le Grand, comme Jean-Baptiste Van Helmont, il fut les deux à la fois.
Il est aussi faux de refuser à l’ennemi de la doctrine galénique toute originalité que de voir seulement en lui le génie sublime, étranger à son temps, le détruisant, l’écrasant. Son mérite premier consiste à avoir groupé dans une synthèse relativement bien construite les intuitions isolées de son époque, dans les domaines médical et philosophique.
Il est en effet hors de doute que Paracelse fait partie du groupe des humanistes et des linguistes (J. Reuchlin, J. Lefèvre d’Étaples, Agrippa de Nettesheim, Guillaume Postel), qui ont divulgué par toute l’Europe les bienfaits de l’entreprise réalisée par les fondateurs de l’Académie florentine, Marsile Ficin et Pic de la Mirandole: la vulgarisation des trésors du platonisme, du néo-platonisme, de l’hermétisme, de la kabbale.
Mais Paracelse n’eût été qu’un épigone s’il n’avait complété cet emprunt par une connaissance précise de la médecine et de la science de son temps, qui s’ouvraient à des voies nouvelles, et de l’alchimie, pratiquée notamment par l’abbé Johann Tritheim (1462-1516).
Le médecin
Le rôle joué par Paracelse dans l’histoire de la médecine est double: il se présente à la fois comme le père de la médecine hermétique et comme un précurseur.
Paracelse confirme la science de son époque dans des erreurs graves. Il corrobore l’influence attribuée aux planètes sur la naissance, l’évolution et le traitement de la maladie. La théorie des correspondances (signatures, caractères, «teinture») lui permet de décrire les rapports des organes et du monde extérieur (minerais, plantes, animaux). Il donne une place centrale à ce qu’il appelle les maladies invisibles, entendons: les délires de la foi et de l’imagination. Si cette conception fait entrevoir à Paracelse l’influence du psychisme sur le physique, elle justifie les pires abus.
Il serait faux de voir en Paracelse un des fondateurs de la science médicale moderne, au même titre qu’André Vésale (1514-1564) et William Harvey (1578-1657). Certains de ses contemporains ont effectué des découvertes qu’il était traditionnel de lui attribuer, notamment Heinrich Wolff (1520-1581), dans le domaine de la médecine chimique et minérale, Alexander Zeitz (1470?-1545?) dans celui de la critique des onguents et de la saignée, de la diététique et de l’asepsie. Il n’est pas le seul à célébrer l’expérience et la pratique. Il réalise cependant des découvertes et des analyses de détail importantes (en particulier: études de l’acide nitrique, des sels et des sulfates; découverte de produits narcotiques, du rôle des éthers; utilisation des poisons par dosage; description de la maladie des mineurs, de la syphilis; étiologie du goitre; traitement de l’hydropisie par le mercure; rôle de l’estomac et des sucs gastriques). Il a de plus deux mérites principaux: il oriente vers la thérapeutique l’alchimie qui s’épuisait dans une recherche stérile de la transmutation des métaux; en refusant d’attribuer les dérèglements morbides aux altérations des humeurs, en considérant la maladie comme l’affection particulière et locale d’un organe ou d’un ensemble d’organes, il ébranle définitivement l’édifice de Galien.
Le philosophe et le théologien
Paracelse n’est pas un esprit systématique. Sur des points essentiels, il se contredit. Il est plus intuitif que spéculatif. Il n’empêche que, partant d’une réflexion sur le monde et sur la place de l’homme dans le monde, il aborde les grands problèmes de toute philosophie, la nature de l’âme, la création, Dieu, le mal.
Des concepts originaux sous-tendent sa réflexion. Toute force agissante, naturelle et surnaturelle, inférieure et supérieure, est invisible. Dans l’homme, les tempéraments et les impressions (rêves et visions) dépendent d’un corps invisible, le corps sidéral (Astralleib ). Les arcanes qui guérissent la maladie, que l’auteur appelle aussi chaos , sont invisibles. L’archée (Archeus ), qui est l’agent de toute création, est un principe individuel invisible, en relation avec l’âme du monde (Astrum, Gestirn ).
Une harmonie universelle préside au monde. Le principe trinitaire divin correspond aux trois divisions de l’univers – mondes inférieur, astral, divin –, aux trois parties de l’homme – esprit, âme, corps –, aux trois forces constitutives – soufre, mercure, sel. Tout ce qui est divin en Dieu est astral dans le firmament, terrestre sur terre. L’homme, microcosme, est la quintessence , un extrait, un résumé de l’organisme du monde: son corps est composé de soufre, de sel et de mercure, son âme obéit aux astres.
Dans l’homme et dans la nature supérieure, il n’existe point de vie sans corps: la corporéité est universelle; le corps est l’expression de l’esprit. Aussi l’âme, privée par la mort du corps matériel, possède-t-elle un corps astral, l’esprit, un corps spirituel, un corps de feu. Toute existence, en Dieu également, suppose un corps
Cet univers cohérent est animé par deux grandes forces: l’une, traditionnelle, est la volonté; l’autre est l’imagination, capitale pour Paracelse. C’est cette dernière, en effet, qui permet la naissance du corporel à partir du spirituel, le développement de la semence, du germe contenu en chaque être, dans l’âme aussi bien qu’en Dieu: l’action de l’âme est toujours magique, parce qu’elle est production d’une image. Dieu crée l’univers en l’imaginant.
Touchant la création du monde, Paracelse est fidèle au principe du développement progressif à partir de l’unité indistincte. Entre Dieu et les trois principes, eux-mêmes sources des quatre éléments, il intercale deux puissances intermédiaires. La première porte des noms divers: Mysterium magnum, Limbus, Prima Materia, Aquaster , elle paraît proche du Logos johannique. L’Yliaster est la première matérialisation du Mysterium magnum.
Paracelse refuse la conception du mal comme négation. Sa réponse à une question qui inquiète le médecin est double: le mal est le produit d’un déséquilibre qui apparaît dès que se heurtent deux courants de vie qui, pour s’affirmer, doivent se détruire. D’autre part, la matière est corrompue dans son ensemble par la chute adamique. Elle est Cagastrum. Pour le médecin, cette perversion se manifeste dans le corps par la présence de tartres, résidus, déchets que l’organisme ne peut assimiler et qui l’empoisonnent.
Il convient de distinguer nettement entre la lumière de la nature et celle de la grâce. Paracelse, en théologie, est l’apôtre d’un spiritualisme parfois virulent qui n’atteint jamais cependant le radicalisme de l’aile gauche de la Réforme. Plus originales sont ses conceptions christologiques et mariologiques, conséquences de sa doctrine de la corporéité universelle. Elles se concentrent particulièrement dans la description d’une véritable quatrième hypostase, l’Ève céleste, la Sophia de Jakob Boehme, et dans celle d’un corps spirituel du Christ, que le croyant assimile par l’eucharistie.
L’influence du médecin suisse est si vaste, si diverse, si complexe qu’il est impossible de l’apprécier totalement. Il n’est pas seulement le chef d’une véritable école dont le grand représentant au XVIIe siècle est Jean-Baptiste Van Helmont (1577-1644). Son rôle littéraire apparaît dans toute son importance au moment du romantisme. Sans la synthèse paracelsienne, l’œuvre de Boehme et de Schelling est impensable. En joignant une réflexion sur Paracelse à une réflexion sur la tradition mystique germanique, Valentin Weigel (1533-1588) fonde la théosophie de langue allemande qui fleurit en Allemagne jusqu’au XVIIIe siècle.
PAPUS GÉRARD ENCAUSSE dit (1865-1916)
Défenseur de l’occultisme et cofondateur de l’Ordre martiniste, né en Espagne, d’un père français et d’une mère espagnole, Gérard Encausse passa toute sa jeunesse à Paris, où il fut reçu docteur en médecine. Avant même de terminer ses études, il s’était donné pour tâche de lutter contre le scientisme de l’époque en répandant une doctrine nourrie aux sources de l’ésotérisme occidental. Encausse, qui se fit appeler Papus d’après un nom d’esprit trouvé dans le Nyctameron d’Apollonius de Tyane, fut un chef de file incontesté. Il se défendait d’être un thaumaturge, un inspiré et se présentait comme un savant, un expérimentateur. Il doit ses idées à Saint-Yves d’Alveydre, mais aussi à Wronski et surtout à Éliphas Lévi et à Fabre d’Olivet. Par ailleurs, la pensée de Louis-Claude de Saint-Martin a laissé sur lui une trace profonde à partir de 1889 environ, peu après sa rupture (en 1888) avec la Société théosophique de Mme Blavatsky. C’est en 1889 aussi qu’il s’affilie à l’ordre kabbalistique de la Rose-Croix fondé par Peladan cette année-là.
L’Ordre martiniste, créé par Papus et par Augustin Chaboseau en 1891, doit son nom au souvenir de Saint-Martin et peut-être à celui de Martines de Pasqually. C’est une société paramaçonnique, dont la revue officielle, L’Initiation , fondée par Papus en 1888, parut jusqu’en 1914. On relevait dans cette publication les noms de Stanislas de Guaïta, Peladan, Barlet, Matgioi, Marc Haven, Sedir, de Rochas, Chamuel. Mais, du moins pendant longtemps, les noms de Martines de Pasqually, Saint-Martin, ou Willermoz y sont beaucoup moins cités que ceux de Fabre d’Olivet et d’Éliphas Lévi. Les premiers martinistes de renom furent Paul Adam, Maurice Barrès, Stanislas de Guaïta, Victor-Émile Michelet et Peladan. D’autre part, un Groupe indépendant d’études ésotériques dispensait un enseignement semblable, mais plus étendu, à tous les curieux de sciences occultes.
Ce vaste mouvement hermétique, dont Papus était l’une des âmes agissantes, est sans nul doute inséparable de la littérature symboliste de cette époque, bien qu’il fût lui-même naturellement beaucoup plus orienté vers les mystères de l’occultisme que vers les recherches esthétiques de Mallarmé ou de Villiers de L’Isle-Adam. De leur côté, les symbolistes ne trouvaient guère dans le renouveau ésotérique que des thèmes d’inspiration. Le martinisme, d’ailleurs, n’apparaît à cette époque que comme l’une des nombreuses manifestations de ce renouveau.
S’il fut un piètre historien, de la kabbale notamment, ce Balzac de l’occultisme que fut Papus a contribué, par ses talents de vulgarisateur, à ouvrir les esprits de son temps aux sources vives de la pensée analogique et de l’imagination créatrice (Les Disciples de la science occulte , Paris, 1888; Traité élémentaire de sciences occultes , Paris, 1898; Traité méthodique des sciences occultes , Paris, 1891; L’Occultisme contemporain , Paris, 1887). Éliphas Lévi avait inventé l’occultisme, qui empêcha Papus (lequel, d’ailleurs, s’opposa à l’occultisme essentiellement pratique des spirites) d’inventorier toutes les richesses de la théosophie traditionnelle de l’Occident. L’époque, sans doute, ne se prêtait pas à autre chose, mais elle appelait Papus à jouer son rôle de mage. En automne de 1905, Nicolas II, aux prises avec les troubles sociaux, l’appela à Tsarskoïe Selo pour lui demander conseil. Papus évoqua alors, au cours d’une opération magique, l’esprit d’Alexandre III, qui préconisa la répression et annonça une révolution de grande envergure. Papus affirma au tsar que cette révolution n’éclaterait pas tant que lui-même serait vivant. L’assistant de Papus, le “Maître Philippe”, jouit aussi d’une grande autorité morale auprès du tsar, à qui il avait prédit la naissance du successeur au trône, mais la venue de Raspoutine l’évinça. La visite de Papus à Nicolas II, séjour auréolé de mystère, n’est qu’un épisode parmi d’autres dans cette vie étrange mais féconde et, somme toute, imprégnée de rayonnante bienfaisance.
L’Ordre martiniste, qui recruta vite des membres dans de nombreux pays, est encore vivant. Ses adeptes sont répartis en trois degrés et travaillent dans des groupes (en maçonnerie, on dirait des grades et des loges). Le degré le plus élevé est celui de Supérieur inconnu. Les femmes y sont admises aussi bien que les hommes. L’Ordre, qui se réclame d’une filiation initiatique remontant à Louis-Claude de Saint-Martin, fut “réveillé” en 1952, en même temps que sa revue L’Initiation , après une éclipse qui durait depuis 1914. Il dispense théoriquement un enseignement qui se réclame de Saint-Martin, mais sans toujours faire de la doctrine de celui-ci (ou de Martines) l’essentiel de ses préoccupations.
ALBERT LE GRAND
Dominicain, maître de l’université de Paris (d’où son nom de «Maître Albert»), évêque, savant, philosophe et théologien célèbre du XIIIe siècle, Albert a, de son vivant, joui du titre de «Grand» et, par la suite, de celui de «Docteur universel». La légende lui a beaucoup prêté. Encombrée d’apocryphes, son œuvre multiforme (elle a acclimaté dans l’Occident latin les savoirs et les philosophies des Arabes et des Grecs) est aujourd’hui mieux connue et fait l’objet d’une édition critique, encore en chantier, à Cologne. Elle a subi une éclipse partielle du fait de l’œuvre, encore plus fameuse, du disciple d’Albert, Thomas d’Aquin. Étudiée pour elle-même, elle manifeste un esprit d’une vigueur et d’une ampleur exceptionnelles.
Albert, né à Lauingen (Souabe) à la fin du XIe siècle (en 1193, assure une tradition probable) d’une famille de militaires (le titre nobiliaire «de Bollstädt» est légende) au service de l’Empire, séjourne plusieurs années en Italie du Nord (Venise, Padoue) pour y étudier (les lettres et probablement la médecine). En 1223, à Padoue, il entre dans le nouvel ordre des Prêcheurs et va étudier la théologie à Cologne, où, en 1228, il se met à enseigner cette discipline. Il professe ensuite à Hildesheim, à Freiberg (Saxe), à Strasbourg et, vers 1240 ou 1241, à Paris, où il découvre les ouvrages grecs et arabes nouvellement traduits. Dès 1245, promu maître de l’université de Paris, il dirige l’une des deux écoles des Prêcheurs qui sont intégrées à celle-ci. Thomas d’Aquin y est alors son disciple.
En 1248, il regagne Cologne, où son ordre le charge de fonder l’École supérieure de théologie (Studium generale ). Il en assure la direction jusqu’en 1254 (il est élu supérieur de la province dominicaine de Teutonie). En 1252, arbitre dans le conflit qui oppose la ville de Cologne et son archevêque, il inaugure cette tâche de conciliateur qu’à la demande des municipalités, des notables ou du pape il fera sienne souvent et dont il s’acquittera toujours avec succès. Déchargé en 1257 de ses fonctions de provincial, il reprend l’enseignement à Cologne. En 1259, au chapitre général de l’ordre à Valenciennes, il organise, avec Thomas d’Aquin entre autres, les études des Prêcheurs en les ouvrant aux philosophies nouvelles.
En 1260, le pape Alexandre IV le charge du diocèse de Regensbourg, qui est à réorganiser. Dédaigneux du faste et poursuivant malgré tout ses études, il y semble mal accueilli. Il présente sa démission en 1262, mais Urbain IV le garde à la curie et, en 1263, le délègue en Allemagne pour relancer la croisade. Puis il reprend l’enseignement: en 1264 à Würzbourg, en 1267 à Strasbourg et en 1270 à Cologne. En 1274, il aurait participé au concile œcuménique de Lyon. Vers 1276-1277, il aurait accompli un ultime voyage à Paris en vue d’apaiser (ce fut en vain) l’hostilité des théologiens de l’université à l’endroit de ces philosophies grecques et arabes qu’il avait plus que quiconque contribué à faire connaître. Les infirmités (perte de la vue, de la mémoire) assombrissent ses dernières années. Il meurt à Cologne le 15 novembre 1280. Honoré comme bienheureux durant des siècles, il a été canonisé en 1931 et, en 1941, proclamé patron des savants chrétiens.
Animé d’une exceptionnelle curiosité scientifique et philosophique, Albert, par ses vastes et savants ouvrages (21 in-folio dans l’édition Jammy de 1651), est un géant du XIIIe siècle. De son vivant, il a joui d’une immense réputation. Il a excellé en trois grands domaines du savoir: sciences naturelles, philosophie et théologie. La légende s’est attachée à son nom: on lui a prêté la pratique de la magie; et de multiples apocryphes, qui vont des sciences occultes aux recettes de cuisine (le Grand Albert!), se sont abusivement couverts de son nom.
Le savant
Aux sciences de la nature, Albert consacre de nombreux ouvrages conçus sur le modèle de l’encyclopédie d’Aristote. Il y condense, soumis à un essai de critique, les apports des anciens, Grecs et Latins (surtout Aristote, Galien, Pline), complétés à l’aide des ouvrages arabes (d’astronomes, de mathématiciens, de médecins tel Avicenne) et surtout de multiples observations personnelles, fruit de cette expérience dont il rappelle souvent la nécessité. (De la vie et de la mort , De l’esprit vital et de la respiration , Du sommeil et de la veille , De l’âge , etc.). Après des enquêtes auprès de médecins, de sages-femmes et même, paraît-il, de prostituées, il rédige, si l’on peut dire, le premier traité de sexologie du Moyen Âge. Il a interrogé chasseurs, fauconniers et baleiniers pour son traité Des animaux , qui, aux dix-neuf premiers livres relatant les données antiques, ajoute sept livres issus d’observations nouvelles. Il offre ainsi la première description scientifique de la faune d’Europe du Nord. Le traité Des végétaux recense plus de quatre cents espèces et s’efforce de les classer. Pour rédiger son traité Des minéraux , Albert est descendu dans les mines de Saxe et, pour les questions de chimie (alchimie), il a assisté à des expériences en laboratoire. Esprit indépendant, il se déclare sceptique sur la prétention des alchimistes à transmuer des matériaux en or. En cosmologie, il synthétise et élucide les commentaires grecs et arabes d’Aristote (Du ciel et du monde , Météorologiques ).
Éliminant la plupart des fantaisies mêlées à l’héritage antique, n’hésitant pas à critiquer Aristote («Qui tient Aristote pour un dieu doit croire qu’il n’erre jamais. Mais qui est convaincu que c’est un homme admet sans difficulté qu’il a pu se tromper comme cela nous arrive», Physique , t. VIII, traité 1, chap. XIV; A. Borgnet, vol. III, p. 553), Albert, au prix d’un labeur immense poursuivi avec méthode, a constitué une encyclopédie des sciences naturelles qui ne sera dépassée qu’après plusieurs siècles, à la Renaissance.
Le philosophe
L’œuvre philosophique d’Albert est de toute première importance: ses grandes paraphrases (Physique , Métaphysique , De l’âme , De la nature et de l’origine de l’âme , De l’unicité de l’intellect , De l’intellect et de l’intelligible , Du bien , Éthique , œuvres de logique) des textes d’Aristote étudiés avec les Arabes ont été le principal agent de la diffusion en Occident des philosophies grecques et arabes. Dans le monde latin jusque-là centré sur la spiritualité et la théologie, Albert a défini, le premier (mais il fut bientôt secondé par Thomas d’Aquin son disciple), la méthode philosophique: celle-ci vit d’une évidence obtenue par le travail rationnel de rattachement de toute vérité aux premiers principes évidents par soi. Elle jouit en son domaine d’une véritable autonomie, car la vérité révélée du théologien n’est pas en concurrence avec elle et demeure d’un niveau épistémologique transcendant. Tout en communiquant aux autres savoirs leur part de certitude (puisqu’elle est à la source de l’évidence), la philosophie ne les supplante pas ni ne peut y suppléer. Fait historique capital: Albert, parce que théologien, a délibérément émancipé la raison humaine et ses savoirs.
Parce que, à plusieurs reprises, Albert refuse de trancher un problème philosophique épineux comportant des difficultés opposées qu’il présente avec impartialité, on l’a taxé de syncrétisme et d’absence de rigueur. C’est là une erreur de lecture, car il ne fait ainsi qu’appliquer sa méthode: en philosophie, il revient à chacun d’élaborer pour soi-même une opinion personnelle. Albert a porté une grande attention aux doctrines néo-platoniciennes qu’il a recueillies des Arabes, de Denys et du De Causis (paraphrasé avec le traité Des causes et de la procession de l’Univers ). Son génie philosophique en est pénétré et a inculqué cet intérêt aux Prêcheurs rhénans (ancêtres de la philosophie allemande): Ulrich de Strasbourg, Maître Eckhart, Berthold de Moosbourg. Au XVe siècle, un courant «albertiste», parfois opposé au thomisme, est apparu, notamment en Europe centrale.
Le théologien
En théologie, Albert peut apparaître moins original. Cependant, sa marque propre affecte tous ses ouvrages: Commentaires des Sentences de Pierre Lombard, des quatre Évangiles , de Job , des prophètes, de Denys le pseudo-Aréopagite (Noms divins , Théologie mystique , Hiérarchie céleste ); Somme de théologie (inachevée). Il a trouvé, dans la doctrine dionysienne de la création comme théophanie (manifestation inchoative de Dieu), le motif principal de son effort pour constituer en leur autonomie les savoirs rationnels. Il use, recueillie de Denys, de la négativité néo-platonicienne pour coordonner la raison et la foi entendue comme communion intellective à une vérité qui entraîne la pensée, par-delà le niveau rationnel, vers une intuition noétique que la transcendance prive d’évidence expérimentale. Albert caractérise cette épistémologie théologique par la formule «vérité affective», qui a été mal lue par de nombreux interprètes: ils y ont vu une sorte d’affectivité psychologique, alors qu’il s’agit du «pâtir» intellectif, c’est-à-dire de la réceptivité contemplative selon Denys. La vérité affective signifie cette lumière infuse des vérités révélées qui cause la communion intellective et caritative de l’homme avec Dieu. Entrouvant à la liberté le mystère divin sans imposer à la raison aucune subordination oppressive, la lumière de la foi invite à relire les savoirs naturels sous un jour nouveau qui, à la fois confirmateur et transfigurant, se diffuse à partir de la plénitude promise dans la vision de Dieu.
CAGLIOSTRO GIUSEPPE BALSAMO dit ALEXANDRE comte de (1743-1795)
Se produisant à Londres (1777), à Mitau et à Saint-Pétersbourg (1779), puis à Varsovie (1780), Joseph Balsamo, alias comte de Cagliostro, stupéfie l’Europe par ses cures merveilleuses, par ses connaissances alchimiques, par ses évocations d’esprits, par sa magie cérémonielle. On le voit surgir à Strasbourg (1780), un des hauts lieux du mysticisme en cette fin du siècle; il y trouve des amis fidèles, des protecteurs efficaces: le cardinal de Rohan, Jacob Sarasin, F. R. Salzmann, Ramond de Carbonnières et bien d’autres. Il tente alors (1784) de conquérir le «système rectifié» de Willermoz; en vain, car celui-ci reste sur ses gardes; mais Cagliostro provoque par ses prodiges le comble de l’enthousiasme à la loge de la Sagesse, qui devient à cette occasion «la Sagesse triomphante», la loge mère de son rite égyptien, grâce à d’anciens vénérables lyonnais tels que Magneval et Saint-Costard.
La carrière de Cagliostro se poursuit, aussi haute en couleur, aussi incroyable qu’un roman romantique. Revenu à Paris, où il mène une existence fastueuse, il tente bien de s’imposer aux philalèthes lors du convent de Paris (1785), mais sa faconde ne parvient pas à corriger aux yeux des députés la méfiance que leur inspirent son attitude hautaine et son omniscience de pacotille. Impliqué dans l’Affaire du collier de la reine mais innocenté (1786), il connaît alors sa plus belle heure de gloire. Cagliostro gagne ensuite l’Angleterre où il continue de s’occuper de son rite égyptien, puis se rend à Bâle (1787), où l’attendent Jacob Sarasin et de nombreux fidèles. Mais, en 1788, il part pour l’Italie et tombe, à Rome, aux mains de l’Inquisition (1789). Après un jugement absurde et cruel, on l’enferme dans un cachot où il meurt misérablement (1795).
Son rite écossais, de même que tous ses projets d’organisation maçonnique, mérite d’intéresser l’historien de la théosophie. Cagliostro ne fut pas seulement un aventurier; par sa conception de la chimie, de l’observation de la nature, il prend place parmi les continuateurs de Paracelse, d’Agrippa et de tant d’autres. Si sa vie mouvementée a fait l’objet de nombreuses biographies et fourni à Dumas père l’un de ses meilleurs cycles romanesques (Joseph Balsamo , 1849), il conviendrait maintenant d’étudier d’une façon précise les données symboliques de son système maçonnique.